Olivier Russbach

ET MOI JE VOUS DIS

 « On vous a dit... et moi je vous dis... », l’expression répétée du sermon sur la montagne, texte attribué à Jésus par l’évangéliste Matthieu, sonne à chaque strophe comme un désormais révolutionnaire. Ce qu'on vous a dit (sous-entendu : dans la Torah) est une chose, ce que je vous dis moi en est une autre. Or le texte rapporté par Matthieu, appelé « Torah de Jésus » ou « Torah du messie » pour mieux souligner le changement de régime par le pape Benoît XVI dans son Jésus de Nazareth, et « Discours des béatitudes » pour mieux en souligner le caractère humanitaire par Régis Debray dans son Candide en Terre sainte, ce texte qui prétend créer du nouveau droit repose sur une citation imprécise, quand ce n'est erronée ou carrément falsifiée du droit antérieur. 

 

Une question juridique

        L’une des assertions du sermon sur la montagne est une falsification de la loi de Moïse et doit être étudiée comme telle.

        Selon ce que Matthieu retient du sermon sur la montagne, Jésus aurait en effet prononcé les mots suivants : « On vous a dit : “Tu aimeras ton proche et tu haïras ton ennemi”, et moi je vous dis : “Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent” » (Mt 5,43-44). Or, « tu haïras ton ennemi » n’est pas dans le texte hébreu censé inspirer le premier corps de la phrase qui commande d’aimer son prochain comme soi-même (Lv 19,18). Ce prétendu commandement de haine est fabriqué par l’auteur du selon Matthieu. Il est contraire à la prescription hébraïque de porter assistance à « celui qui te hait » (Ex 23,4-5), de respecter son ennemi jusque dans sa chute (Pr 24,17-18), et à l’« interdiction d’éprouver de la haine pour son prochain », telle que Maïmonide la recense dans divers commandements négatifs[1].

        De fait, le judaïsme ne demande pas « l’amour du prochain » ou « l’amour de l’ennemi », mais il commande une relation juridique entre les hommes qui doit les conduire à ce que le droit connaît aujourd’hui comme « une attitude de bon père de famille ». Le droit ne commande pas d’aimer, il commande de respecter le droit de l’autre. L’aimable sermon sur la montagne – en réalité méchant discours pervertissant la loi sous couvert de charité (il sera, à ce titre, le modèle du droit international médiatique, qui empruntera au christianisme jusqu’à l’adjectif nouveau : le nouveau droit international, dit-on comme on dit nouveau testament) – s’écarte de la rigueur de la loi ; et une rigueur d’abord grammaticale. Le commandement négatif (ni haine, ni vengeance, ni rancune) forme en effet un tout causal avec l’obligation positive d’aimer son prochain comme soi-même et plus exactement « d’aimer pour son prochain comme pour soi-même » ; c’est notamment en n’éprouvant pas les sentiments interdits énumérés en Lv 19,11-17 que – « alors » (en conséquence) – on aimera son prochain comme soi-même (Lv 19,18).

        Sept interdits exprimés par l’hébreu lo (« non » ; « ne pas ») précèdent la célèbre prescription, elle-même introduite par « et » () qui signifie « alors » ou « ainsi » : « et ainsi tu aimeras ton prochain comme

toi-même », – plus précisément : « et ainsi tu aimeras pour ton prochain comme pour toi-même »[2], qu'Hillel exprimera à la forme négative : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse ».

        La causalité exprimée dans l’hébreu est respectée dans le grec kai des Septante, que les traducteurs en français rendent à leur tour par « alors » en expliquant : « Dans le texte grec comme dans le texte hébreu, les deux versets 17 et 18 forment un tout bien cohérent, une série d’injonctions négatives se terminant par une déclaration positive ». Le sens de cet ensemble ne se comprend correctement, ajoutent les traducteurs de la Bible d’Alexandrie en français, que si l’on respecte « la conjonction consécutive » qui précède la prescription d’« aimer pour l’autre comme on aime pour soi ». Ainsi, ce qu’on présente souvent comme « le commandement de l’amour du prochain » n’est grammaticalement pas tant une prescription qu’une conséquence des actes dont on aura su s’abstenir : « La phrase “et (et ainsi / alors) tu aimeras ton prochain comme toi-même” de Lv 19,18 n’introduit pas un commandement supplémentaire ; elle conclut le développement précédent : si l’on se refuse à la haine et à la complaisance, alors … »[3].

        La philosophe Catherine Challier propose une analyse similaire de ce passage via la devise « Liberté-égalité-fraternité », qu’elle lit dans un même rapport de causalité, la fraternité étant la conséquence de la réunion des deux premières ; d’où sa référence à Lv 19,18 dans le contexte de la devise républicaine : c’est en respectant tout ce qui précède le verset 18 que l’on aime son prochain comme soi-même, dit-elle du précepte, qui n’est donc pas en soi un commandement d’amour, encore moins de charité[4].

        La falsification de la Torah par le sermon sur le montagne, et cela sur la question charnière des prétendus « amour du prochain / amour de l’ennemi » que Jésus aurait inventés, met en lumière la logique juridique de l’une et le caractère charitable de l’autre. La mise en lumière de la falsification et l’étude de son mécanisme révèlent ensuite la profondeur avec laquelle, contrairement à sa lettre, le sermon sur la montagne entend bel et bien abolir la loi, en briser la logique, remplacer la prétendue froideur du droit par la prétendue chaleur du sentiment. La logique juridique, presque politique, qui se dégage du passage du Lévitique que nous venons d’examiner se trouve dans le respect de l’ennemi ou de celui qui vous hait tel qu’il est préconisé par la loi juive.

        Celle-ci ne dit sans doute pas qu’il faut « aimer son ennemi » – et pourquoi le dirait-elle ? – mais qu’il faut être attentif à sa souffrance, le soutenir, lui et son bétail, lui rapporter ce qu’il a perdu (Ex 23,4-5), ne pas se réjouir de sa chute (Pr 24,17), le tout dans une économie de la loi qui vise, au bout du compte, son propre intérêt autant que celui de son ennemi.

 

L’amour n’est pas de droit

 

        Pourquoi donc aimer celui qui vous hait, en effet ? Le respecter, en revanche, et surtout respecter son droit, ne pas l’agresser, le cas échéant l’aider plutôt que lui nuire, vous maintiendra dans la bonne règle, dans la bonne torah au sens premier, le bon nomos au sens initial dégagé par Carl Schmit dans Le nomos de la terre, le bon objectif ou la bonne cible (torah), le bon partage (nemein), la bonne mesure, le bon vivre ensemble, la bonne direction (torah encore ; et charia) et, au final, dans les faveurs de Dieu, a priori attentif à surveiller lui-même le méchant qui vous hait.

        « Quand ton ennemi tombe, ne te réjouis pas », lit-on en effet en Proverbes 24,17 ; « et quand il trébuche, que ton cœur ne jubile pas de peur que, le voyant, Iahvé n’en soit fâché et détourne de lui sa colère ». Dans une froide logique, « l’amour de l’ennemi » est ici parfaitement et raisonnablement posé : ne pas se réjouir de sa chute est la garantie que Dieu continue à le contenir. Si la représentation collective du christianisme persiste à placer Jésus au départ et au centre des concepts d’amour du prochain et de l’ennemi, admettant tout au plus pour ce dernier un antécédent chez Confucius[5], la distinction entre loi et charité apparaît à la simple rencontre avec la lettre de l’Exode ou du Lévitique. Le lecteur occidental, chrétien de foi ou christianisé par le discours dominant issu du sermon sur la montagne - potes compris, « Touche pas à mon pote ! » étant de l’ordre de la charité plus que de l’ordre de la justice - découvre que chacune des prétendues prescriptions d’amour du soi-disant « Nouveau Testament » sont en réalité contenues en termes juridiques dans ce que les tenants de la « Torah de Jésus » appellent « l’Ancien Testament ».

        L’amour du prochain dans la perspective du sermon sur la montagne vide le respect du prochain dans la perspective du Lévitique ; la charité prive la loi de sa logique et le discours médiatique, dont on observe au fil de cette étude combien il prend ses racines dans le charitable néotestamentaire, s’en trouve perturbé. Ainsi, à l’occasion du soixantième anniversaire du début de la Seconde Guerre mondiale, le 2 septembre 2009, l’opérateur d’informations en faction sur la chaîne européenne Arte devait énumérer sans nuances rien moins que « les juifs, les tziganes, les malades mentaux, les homosexuels » pour expliquer à ses contemporains qu’« Hitler n’aimait pas beaucoup de monde »[6].

        En dépit de la lettre hébraïque, « prochain », « ennemi », « étranger » sont l’objet d’une captation par l’universel occidental ; et nous verrons qu’avec l’invention des « droits de l’homme » (invention au sens de découverte) et l’institution des droits de l’homme comme religion profane (« notre nouvelle religion civile, la religion des incroyants », explique Régis Debray à ses contemporains), substitut ou reformulation des dix Paroles, dix commandements, l’universel occidental d’inspiration chrétienne prétend à son tour abolir la loi.

        Car il y a abolition de la loi, au sens où on l’entend dans l’expression prêtée à Jésus, lorsqu’on fait de « l’amour du prochain » un dogme et non plus une règle de vie qui prend ses racines dans l’expérience de l’être ensemble. Et dogme est bien le mot qui tombe lorsque, sur Radio Notre Dame, les chroniqueurs du vendredi évoquent « l’amour du prochain » : souhaitant opposer les grands dogmes du christianisme aux prétendus tabous de la vie terrestre, comme en l’occurrence la retraite à soixante ans, le rédacteur en chef de Famille chrétienne devait lancer : « Autant sur la divinité du Christ, il ne faut pas lâcher, et sur l’amour du prochain, il ne faut pas lâcher, autant sur les soixante ans, en faire un dogme, me paraît une catastrophe »[7].

 

Interpolation

 

        Si les véhicules profanes du christianisme répètent machinalement la falsification du Lévitique par Matthieu – dans Le petit lieutenant de Xavier Beauvois (2005), par exemple, on entend un curé lire docilement « On vous a dit : “tu haïras ton ennemi” » –, les traducteurs du sermon sur la montagne sont parfois gênés d’avoir à prêter à Jésus une citation de la Bible hébraïque qu’ils savent être un faux.

        La Traduction œcuménique de la Bible (TOB) signale en note que « la haine des ennemis n’est pas prescrite dans l’Ancien Testament ». La Bible de Jérusalem est plus ambiguë, et en réalité contradictoire : « La deuxième partie de la phrase ne se trouve pas telle qu’elle dans la Loi et ne saurait s’y trouver » ; or, si elle ne saurait s’y trouver, elle ne s’y trouve simplement pas, ni « telle quelle » ni autrement. Jean Léturmy pour La Pléiade ne dit rien, passe le mensonge du sermon sur la montagne sous silence. Le chanoine Osty le signale avec un mais retentissant qui dit sans doute la raison même de l’ajout : « Nulle part on ne trouve dans la Loi le précepte de “haïr” son ennemi. Mais ces mots n’en expriment pas moins l’attitude de l’âme juive à l’égard de tout ce qui était étranger ».

        Le propos d’Osty reflète la conception chrétienne du prochain forgée à l’encontre de cette prétendue

« âme juive » à l’égard de « tout » ce qui est étranger, pas seulement à l’égard de l’ennemi étranger, ou de l’occupant du moment, comme le propose par exemple André Chouraqui dont une note semble indiquer qu’il ne prête pas de mauvaises intentions à Matthieu : selon lui, l’ajout de la haine de l’ennemi « exprime bien le sentiment populaire à l’égard de l’occupant romain »[8].

        Osty ignore l’éventuelle influence de l’occupation romaine sur le texte de Matthieu, mais retient comme une donnée le fait que « l’âme juive » n’aimerait pas « l’étranger » ; et c’est, paradoxalement, dans sa note au Lévitique qu’il explicite le fond de sa pensée. En commentant le verset hébreu « Aime ton prochain comme toi-même », constituant le premier corps du « On vous a dit » néotestamentaire attribué à Jésus, le chanoine Osty propose en effet une lecture à rebours du Lévitique à la lumière du selon Matthieu. Le Lévitique serait un texte où le prochain n’est encore que juif, explique Osty avec force références au Nouveau Testament que nous citons ici intégralement : « Le prochain est encore l’Israélite. En reprenant ce précepte (Mt 5,43-44 ; 22,39 ; Mc 12,31), Jésus étend le sens du prochain à tout homme (Luc 10,29-37), ce qui est la doctrine du Nouveau Testament (Rm 13,9-10 ; Ga 5,14 ; Ja 2,8-9). »

 

Le nouveau droit humanitaire

 

        Selon cette thèse, Jésus et le Nouveau Testament libèrent le prochain et l’amour du prochain du carcan juif dans lequel les juifs étaient censés n’aimer que les juifs, raconte Émile Osty. Même l’interdit de haine et le soutien prescrit à qui vous hait ne concernerait, selon lui, que les juifs entre eux. Par recoupements de ses notes souvent ravageuses, pour ne pas dire haineuses dans le contexte examiné, on devine qu’Osty pense que le juif a le droit de haïr ses ennemis s’ils ne sont pas juifs ; les ennemis qu’il n’a pas le droit de haïr, ceux dont il doit soutenir le bétail, ceux dont il ne doit pas se réjouir de la chute, ceux-là sont juifs, comme il l’indique au détour de l’opinion qu’il émet ailleurs. C’est en Dt 22,1 en effet,  qui évoque l’obligation de ramener le bétail égaré de son frère, qu’Osty commente la même obligation concernant le bétail égaré de son ennemi qu’on a lue en Ex 23,4-5. « L’ennemi », explique-t-il alors, « est l’Israélite avec qui on serait en inimitié ».

        Le juif d’Osty est cerné. Quand Matthieu raconte faussement que la Torah lui prescrit d’haïr son ennemi, Émile Osty dit que non, mais que « l’âme juive » hait, de fait ou par nature, tout ce qui n’est pas juif ; et quand la Torah, au contraire de ce que dit Matthieu, prescrit de soutenir son ennemi, Osty dit que cet ennemi-là est juif et qu’il n’y a donc aucun mérite de le soutenir. Une grande partie de l’approche chrétienne de la loi juive se trouve résumée ici : cette loi ne s’applique qu’aux juifs ; les prochains sont juifs, les ennemis sont juifs ; l’amour du prochain n’est prescrit que pour le prochain juif, la haine de l’ennemi n’est interdite que pour l’ennemi juif. La Loi de Moïse fonctionne en vase clos.  

        Rémi Brague inscrit son propos dans le même moule lorsqu’il assure à Radio Notre Dame que l’amour du prochain ne valait « à l’origine » (?) que pour les gens de sa tribu : « Tu aimeras ton contribule », aurait ordonné Dieu dans le Lévitique. « Le christianisme fait exploser cela et généralise à tout homme, à l’esclave, à l’enfant, à la femme, à l’étranger. »[9] Tout en s’affirmant « non chrétien », l’anthropologue Maurice Godelier donne, à son tour, crédit à cette « explosion » en désignant le christianisme comme « la religion du salut adressée à l’humanité » par opposition au judaïsme confiné aux juifs : à partir de Jésus et du « saut dans l’universalité » que représente à ses yeux le christianisme, « l’espé­rance n’est plus destinée au seul peuple juif mais à toutes les nations. La coupure est là. »[10]

        L’assurance d’un avant confiné aux juifs et d’un après ouvert à tous est motrice du christianisme militant. L’islam la fera sienne aussi.

 

L'universel disputé

 

        Dans l’ouvrage qu’il présente à Radio Notre Dame, Du Dieu des chrétiens et de un ou deux autres (Flammarion 2008), Rémi Brague aimerait distinguer le christianisme de l’islam ; or, dans la réflexion d’Émile Osty qu’il prolonge, se lisait déjà celle du recteur Boubakeur père, contemporain d’Osty, écrivant en même temps que lui dans les années 1970 : « L’islam restitue Moïse à l’humanité entière ».

        L’islam en effet – et par islam, on entend ici l’exégèse faite du Coran, donc ultérieure au récit de Mohammed – suit le même schéma qui voudrait que, grâce à lui, on ait fait exploser l’amour prétendument réservé aux contribules. « C’est grâce à nous, les musulmans, que les bienfaits de Dieu sont pour tout le monde », dit la vulgate musulmane inspirée du christianisme. Soit que Moïse n’est pas que juif (« l’islam restitue Moïse à l’humanité entière » = « l’islam restitue à Moïse son universalité »), soit que Dieu corrige Moïse si celui-ci se montre trop juif, comme le propose Jacques Berque dans un développement en note de sa traduction du verset 156 de la sourate 7.

        Le passage que commente Jacques Berque est celui qui suit l’épisode du veau d’or tel qu’il est récité dans le Coran. Une fois remis de sa colère, Moïse adresse une prière de pardon à Dieu qui, dans la traduction de Berque, se lit comme suit : « C’est Toi notre protecteur. Pardonne-nous. Sois-nous Miséricordieux, Tu es le meilleur qui puisse pardonner ». À cette prière, Dieu répond, toujours dans la traduction de Berque : « De mon tourment, je frappe qui je veux, bien que ma miséricorde ombrage toute chose. J’écrirai ma miséricorde en faveur de tous ceux qui se prémunissent, acquittent la purification, croient en nos signes ».

        Sur ce verset qu’il présente comme « très important », Berque construit l’idée que Dieu cesse d’accorder ses bienfaits aux seuls juifs, universalise ses grâces et, en dépit de cette universalisation (ou à cause d’elle), donne sa préférence aux disciples de Mohammed. Cela n’est pas dans le texte du Coran, mais dans celui de Jacques Berque : « Dieu, au lieu d’exaucer telle quelle la prière que Moïse lui adresse en faveur des Israélites, marque l’universalité de son commandement et de ses grâces et leur dévolution préférentielle à ceux qui suivront Mohammed (verset 157 et suiv.) ». Or, on ne lit rien dans la prière de Moïse qui en limite la portée aux seuls enfants d’Israël sinon que seuls les enfants d’Israël, dans le contexte du veau d’or, sont présents et ont commis la faute dont Moïse demande pardon. Rien non plus, dans la réponse de Dieu, qui permette de construire une « dévolution préférentielle » en faveur de ceux qui suivraient Mohammed.

        De fait, Berque donne ici crédit à une thèse chère aux monothéismes globalisants, thèse qui voudrait que, dans ses « marques d’univer­salité », Dieu préfère quand même voir ses grâces « dévolues » (on observe le vocabulaire testamentaire inauguré par Tertullien pour le christianisme) à ceux qui suivent Jésus ou Mohammed. Pour ce faire, il inclut au verset 156 commenté le verset 157 qui suit, d’ailleurs prudemment évoqué entre parenthèses ; verset qui a l’avantage, en termes partisans, de favoriser en effet les futurs musulmans dans la répartition des bienfaits de Dieu, mais l’inconvénient, en termes plus rigoureusement scripturaire, d’être largement considéré comme un ajout au texte récité par Mohammed, peut-être même une interpolation tardive à des fins ouvertement prosélytes.

        Si l’on en croit Régis Blachère, en effet, le verset 157 qui introduit l’idée que les véritables destinataires de la miséricorde divine, les véritables « bienheureux » (les « triomphants » selon Berque), sont ceux qui suivent Mohammed, plus exactement « l’Envoyé, le Prophète qu’ils trouvent inscrit dans leurs livres », c’est-à-dire le fameux paraclet évoqué par l’évangéliste Jean et dans lequel l’islam veut voir l’annonce de Mohammed, ce verset et les deux suivants sont « incontestablement une addition ultérieure, car ils dénoncent (ils trahissent, ils révèlent, nda) une attitude pressante pour amener les juifs et les chrétiens à se rallier à l’islam ».

        Berque lui-même trahit une intention confuse dans ses notes aux versets 156 et 157 de la sourate 7 : en 156, écrit-il, « Dieu marque l’universalité de son commandement et de ses grâces, et leur dévolution préférentielle à ceux qui suivront Mohammed (verset 157 et suiv.) »  ; puis en 157 : « L’islam invoque ici plusieurs textes bibliques et un texte évangélique (Jn 16,7-16) ». Dans un cas, Dieu ; dans l’autre l’islam. Par recoupement, on sait que Berque vise en réalité « l’apologétique musulmane » – et non Dieu ou Mohammed, le Coran ou même l’islam – dans sa deuxième note, où il est question des passages de Jean qui évoquent la figure dont l’Église fera « le Paraclet » puis « l’Esprit saint », l’islam souhaitant y voir le fameux Ahmed de la sourate 61,6.

        En note de ce verset, Berque observe en effet que « l’apologétique musulmane se prévaut ici de l’annonce du prophète dans l’évangile de Jean ».

 

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        Que l’apologétique musulmane, comme l’apologétique chrétienne avant elle, veuille voir midi à sa porte, l’universalité dans ses dogmes, ou la dévolution préférentielle des grâces de Dieu en faveur de son prophète est une chose ; que ce soit Dieu qui le veuille en est une autre.

        Berque noie les deux, l’écume militante récupère et, bonne sœur, la Mosquée accepte de partager avec l’Église : « (Dans le fait que) Mohammed est envoyé pour tout le genre humain (sourate 34,28), (se lit) l’universalisme de l’islam pour qui Dieu est le Seigneur des mondes. Il en est de même du christianisme. Le judaïsme ne s’adresse qu’aux seuls juifs, peuple élu de Dieu (qui) y est le Dieu d’Israël », lisait-on plus haut dans le Les Grands thèmes du Coran publié sous l’égide de la Mosquée de Paris[11].   

        Reprise dans le contexte islamique, l’idée de « contribule » évoquée par Rémi Brague permet, elle aussi, de suivre les similitudes exégétiques dans la prétention du christianisme et de l’islam à un universel (catholicisme) étranger au judaïsme.

        Dieu aurait limité le commandement de l’amour du prochain à un amour de tribu, proposait Rémi Brague, et le christianisme aurait fait « exploser » cette limite, assurait-il ; Mohammed « prêche d’abord à ses contribules », reprennent Ghaled Bencheik, Salah Stétié et Tareq Oubrou sur le plateau de l'émission Islam, l’aspect universel du message intervient plus tard ; la oumma est d’abord communautariste (sens littéral de oumma, nous l’avons noté), elle devient universel par christianisation, c’est-à-dire en imitant le christianisme et en prétendant, comme lui, à être (littéralement) catholique à son tour.

        Or, ce n’est dans aucun des deux messages de Jésus et de Mohammed que se situe la prétendue « explosion universaliste/catholique » ; cette explosion s'inscrit dans la vision catholique que le catholicisme chrétien (catholicisme catholique, orthodoxe ou réformé) puis le catholicisme islamique ont imposée aux textes. 

        Cette vision impérialiste de la révélation – « grâce à nous, tous ne sont qu’un » – se lit en toutes lettre ou en filigranes dans maints commentaires chrétiens de l’islam au tournant des XIXe et XXe siècles lorsque l’islam est perçu comme un christianisme arabe, Mohammed comme un Jésus arabe.

        À titre d’exemple, on la trouve dans les commentaires que le pasteur genevois Edouard Montet propose à sa traduction du Coran en 1929. Sur la oumma communautariste avant la lettre, c'est-à-dire la oumma de contribules à laquelle Mohammed s’adresse d’abord, par exemple lorsqu’il lui transmet le message de Dieu consistant à ne plus prier en direction de Jérusalem et choisit La Mecque comme qibla, le Coran rapporte ainsi les mots d’Allah : « Nous avons fait de vous une communauté éloignée des extrêmes pour que vous soyez témoins à l’encontre des hommes et que l’Apôtre soit témoin à votre encontre » (2,143 version Blachère). Montet explique : « Dieu a fait du peuple arabe une nation missionnaire, destinée à porter partout le témoignage de l’Unité de Dieu, de même que Mahomet a été le porteur de ce témoignage au peuple arabe ». C’est une vision néotestamentaire de Mohammed et des Arabes qui est présentée ici et l’islam en est presque absent : étrangement, Montet ne parle en effet pas des musulmans mais bien des Arabes qui, plus encore à l’époque de sa traduction en 1929 qu’aujourd’hui, étaient chrétiens et musulmans. De ce changement important mais limité à la communauté musulmane naissante (nous ne sommes qu’à deux ans de l’hégire), Jacques Berque fait une lecture plus catholique encore que Montet : « La Mecque devient ainsi le centre du monde », assure-t-il.

        L’un et l’autre ouvrent la voix aux propos du recteur Boubakeur qui voit dans le changement de qibla, « l’affirmation (de l’islam) comme la seule religion héritière de la doctrine enseignée par Abraham, Moïse et Jésus ». Le caractère profondément catholique du propos est ici relevé par l’absence de Mohammed et de sa révélation comme doctrine distincte : la religion de Mohammed n’est « que » révélatrice des enseignements précédents, mais elle en est – toujours dans le vocabulaire notarial chrétien inventé par Tertullien - « la seule héritière » [12].

        Cette volonté d’être seul héritier du message divin rend vaine toute velléité du christianisme et de l’islam à se prétendre universels.

        L’aimable vision d’un Jésus ou d’un Mohammed qui feraient « exploser » la révélation en la donnant à tous est profondément anachronique. Elle néglige notoirement, pour Jésus, les textes apocryphes dans lesquels on voit Jésus faire exploser la tête de ses camarades de jeu davantage que les préceptes de la Torah et s’emporter, encore enfant, contre qui lui oppose la moindre résistance ; elle néglige aussi, dans les textes canoniques, les passages où Jésus n’a de cesse de garder pour lui et ses plus proches les événements dont le lecteur prend connaissance : « Ne dites à personne qui je suis », « Ne racontez à personne » tel miracle ou ma rencontre avec Moïse et Elie… Connue sous le nom de « transfiguration » dans la tradition chrétienne, cette rencontre est particulièrement révélatrice de l’aspect secret et confidentiel du « christianisme » naissant (le nom n’est pas encore inventé), tout au contraire de « l’explosion » universelle qu’on voudrait y voir après coup : inspirée à l’évidence de l’entretien entre Dieu et Moïse sous le regard de tous, et pour le coup universel, des six cent mille Hébreux – chacun (« chaque un », lisait-on plus haut sous la plume de Benny Lévy) est associé à la scène[13] -  l’entretien de Jésus avec Moïse et Elie est réservé au seul regard de ses trois disciples favoris, qui s’interdisent d’en parler[14].

 

Pourquoi tant d’amour ?

 

        Le caractère libérateur prêté au christianisme et à l’islam s’épanouit avec force dans le contexte profane contemporain qui cherche un fondement religieux à l’universel débordant de bons sentiments.

        L’écriture médiatique et militante récupère notamment le discours qui voudrait que l’homme soit devenu bon et généreux après Jésus. L'action humanitaire moderne est littéralement fondée, presque formatée sur le sermon sur la montagne : « On vous a dit que les dictateurs avaient le droit d’exterminer leur peuple ; et moi je vous dis qu’un jour viendra où ils n’auront plus ce droit ». Les journalistes accrédités aux émissions religieuses protestantes et catholiques des chaînes publiques françaises (certains d’entre eux présentant, sans frontières nettes, les journaux de la semaine et les créneaux religieux du dimanche matin) assurent ainsi volontiers que « pour les chrétiens, accueillir l’autre, les autres, c’est un devoir » et qu’en conséquence, « l’Église est, par nature, solidaire avec les migrants » [15].

        La parabole du Bon Samaritain vient conforter sur ce point les esprits humanitaires modernes.

        Dans l’économie du Nouveau Testament, elle se situe chez Luc dans le prolongement d’une proposition de Jésus selon laquelle les deux principaux commandements de la Torah sont, à valeur égale au point de n’en faire qu’un, « Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » et « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 22,39 ; Mc 12,31 ; Luc 10,27).

        Ces deux préceptes sont, à la lettre, des citations de la Torah : Dt 6,4-5 pour la première et Lv 19,18 que nous venons de lire dans sa réalité pour le second. Le Nouveau Testament ne l’ignore pas, qui nous dit explicitement que, dans la parabole, Jésus répond à un légiste qui lui demande de citer « le plus grand commandement de la Torah » ; mais, dans la tradition chrétienne, la conscience collective efface le référence hébraïque et juive. Théologiquement, sociologiquement, politiquement, l’amour du prochain, dans les termes mêmes où il est pourtant exprimé dans le Lévitique, est devenu un précepte de Jésus pour les esprits chrétiens, grandement en raison de la suite donnée chez Luc à cette citation de la Bible hébraïque.

        Le légiste poursuit en effet en demandant à Jésus de définir « le prochain ». Et Jésus de le faire dans la célèbre parabole où, après un prêtre et un lévite qui n’apportent pas de soins à un homme blessé sur la route de Jérusalem à Jéricho, un Samaritain lui porte secours et est, en conséquence, le prochain de l’homme blessé : il est notable que Jésus n’a pas défini le prochain comme l’homme auquel il est porté secours, mais comme l’homme qui porte secours, rappelant parfaitement le sens de « aime pour l’autre comme tu aimes pour toi » (Lv 19,18).

        Autour de ces références erronées est construite par l’exégèse chrétienne, puis musulmane, puis pagano-médiatique l’idée qu’avant Jésus, le juif n’aimait et ne considérait comme proche qu’un autre juif. Régis Debray la formule un peu comme Rémi Brague et l’extrapole aux droits de l’homme, sa religion à lui, qu’il appelle « notre nouvelle religion » : « ‘‘Tu ne tueras pas’’, ‘‘tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain’’, ‘‘tu respectera autrui’’. Oui, chapeau ! Mais quel est cet autrui que les droits de l’homme, à l’instar de la Bible, nous ordonnent de respecter ? Ce n’est pas l’homme de l’autre côté de la montagne. C’est le coreligionnaire, le frangin ou le cousin ».

        Poussée à l’extrême paulinien et luthérien de « l’homme incapable de respecter la loi », cette idée se retourne contre elle-même : « Sans Jésus, nous n’avons pas les ressources pour aller vers l’autre. Savoir que Jésus est parmi nous est quelque chose qui nous aide à essayer d’aller vers le prochain », professent en effet des théologiens catholiques d’aujourd’hui[16]. Jésus n’aurait alors pas libéré l’amour du prochain ni restitué quoi que ce soit, il l’aurait confisqué au contraire puisque aussi bien « sans lui, pas de prochain »... Un pasteur protestant est sur la même ligne en construisant l’idée qu’« il faut être aimé de Dieu pour pouvoir aimer l’autre »[17]. « Comme le père m’a aimé, je vous ai aussi aimés », lit-on en effet chez Jean (15,9) : de là, l’amour de l’autre ne serait ni un acte spontané, ni le respect d’un ordre, mais la conséquence d’un amour préalable, explique le pasteur ; si Dieu ne t’aime pas, tu n’es pas obligé d’aimer l’autre, semble-t-il déduire du mot prêté à Jésus par Jean ; et c’est pour ça que Dieu t’aime, entend-on en écho, pour que tu aimes l’autre.

        Pour souligner encore le rôle prétendument charnière joué par Jésus dans la rhétorique chrétienne du prochain, l’Église réformée prend volontiers appui sur les discriminations et les droits de l’homme. Une pasteure protestante devait évoquer en 2004 la « femme debout » qu’était, à ses yeux, la Syro-Phénicienne (selon Marc) ou Cananéenne (selon Matthieu) qui, demandant à Jésus d’intervenir pour sa fille possédée du démon (Mc 7,24-30 ; Mt 15,21-28), allait permettre à cet homme « encore enfermé dans son rôle de juif », dit la pasteur (entendre : encore sous l’interdit d’être charitable et généreux à l’égard des non juifs), « de devenir fils de Dieu »[18]. Le militantisme en faveur des droits de l’homme (ici teinté de féminisme) se sert abondamment du mythe paulinien fondamentalement vicié d’un Jésus à la fois libérateur de la Loi (« tout homme y a droit, pas seulement les juifs ») et abrogateur de la Loi (« son respect est impossible »). Le pasteur Jean-Arnold de Clermont, alors président de la Fédération protestante de France, devait prendre la même posture d’« homme debout », pour le coup, contre les discriminations des lois françaises sur l’immigration, lois qui seraient par définition juives dans son propos opposant rien moins que les restrictions de la loi française, assimilées expressément aux « exclusions du Deutéronome qui font froid dans le dos », à l’idéal d’accueil et d’intégration contenu, selon lui, dans l’épître de Paul aux Galates[19]. L’idée séduit et est reprise sur le même créneau radiophonique en contrepoint de l’interrogation des Rencontres de Pétrarque sur l’État de droit : « L’État de droit n’est-il plus qu’une illusion ? », demandent juristes et philosophes ; oui, répond la Fédération protestante de France en invoquant « le Dieu de Jésus Christ » (une formule qu’on entend comme se démarquant de la plus connue « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob »), et en appelant « les déboutés du droit d’asile » à se réjouir (avec le pasteur officiant) que « si l’État de droit s’effrite, l’État de Dieu avance et se construit »[20].

        Tout étant bon à prendre, Jésus servant et ayant servi (sans toujours le savoir) de nombreuses causes humanitaires, Le Monde des religions retient encore que « Jésus transgresse des interdits » lorsqu’il prétend en faire un féministe opposé à « la dictature du phallus »[21]. Le même journal militant place Paul à la tête du mouvement pour la « mixité sociale », un concept plein de très chrétien amour du prochain qui connaîtra un regain d’intérêt et/ou d’attention dans les grandes villes au XXIe siècle après Jésus et son sermon sur la montagne[22].

 

Racines hébraïques

 

        Il convient assurément de saluer les voix chrétiennes dissonantes, en l’occurrence celle de Jean-Pierre Denis, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire La Vie, qui devait introduire les travaux d’Emmanuel Levinas et d’Edmond Jabès dans les interstices du Jour du Seigneur consacré au « devoir chrétien d’accueillir l’autre », tel qu’il était alors formulé par la journaliste Agnès Vahramian, pour rappeler à celle-ci que « l’enseignement de Jésus sur l’autre et sur l’étranger s’enracine profondément dans la tradition juive », et que « dans l’histoire du christianisme, le juif a toujours été l’autre, l’étranger par excellence, avec malheureusement tous les aspects que l’on connaît ».

        Il demeure que la plupart des prêches de terrain font écho au sentiment ancré dans les consciences qui fait du judaïsme un obstacle à l’amour de l’autre[23].

        La dimension pagano-médiatique de la thèse de « l’amour du prochain inventé par Jésus » est très prisée aussi dans les milieux culturels. Elle est ainsi portée, dans les cas d’école que nous suivons ici, par le couple Philippe Labro-Johnny Hallyday dans l’aimable chanson « Jésus Christ est un hippie » (1970), comme par l’animateur universitaire Ali Baddou dans ses aimables fonctions de chroniqueur littéraire de l’émission Le Grand Journal de la chaîne privée Canal plus. Suivons-les : Philippe Labro, d’abord, auteur des paroles de la ballade d’Hallyday où il met en scène le FBI qui met en croix un hippie de San Francisco, explique être « parti du principe (sic) que si Jésus revenait sur terre aujourd’hui, il serait presque forcément (sic) un hippie, c’est-à-dire un rebelle ; sinon un rebelle, du moins un personnage qui essaie de transformer la société et les mœurs telles qu’elles sont. Je crois bien que Jésus-Christ a été, au départ, le premier des rebelles »[24]. C’est sur un schéma très proche que Yasser Arafat faisait de Jésus « le premier Palestinien » ; et par succession d’idées : du premier Palestinien, le premier Prochain.

 

Torride loi

 

        Prétextant, pour sa part, un entretien de Carla Bruni-Sarkozy dans la presse hebdomadaire française, le chroniqueur Ali Baddou releva l’usage du mot agapê par l’épouse du président de la République, et se servit de Socrate et de Jésus pour expliquer aux téléspectateurs de Canal + la différence entre eros et agapê, deux termes grecs qui disent l’amour.  

        Selon lui, il convenait de distinguer eros qui serait l’amour passion, « l’amour qu’on trouve chez Socrate » assura-t-il, et agapê qui traduirait « l’amour des évangiles, l’amour de Jésus, l’amour gratuit »[25]. Outre que l’amour de Jésus n’est nullement gratuit - « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi », lui font dire les évangiles de Matthieu et de Luc dans une réplique qui aurait pu inspirer la célèbre « Ma chambre, tu l’aimes ou tu la quittes » d’un essai cinématographique français à succès[26] ; outre les discours hystériques que lui fait tenir Jean, par exemple aux chapitres 14 et 15 de son évangile, où Jésus ne donne son amour (agapê et dérivés dans le texte grec de Jean) qu’à ceux qui l’aiment, qu’à ceux qui le suivent et respectent ses commandements (Jn 14,21 ; 15,9-10), où il déclare tout de go : « Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande » (Jn 15,14), et où il prétend, toujours selon Jean : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15,5), « Qui ne m’aime pas n’aime pas non plus mon Père » (Jn 15,23), c’est à dire qu’il faudrait l’aimer lui pour aimer Dieu et, plus encore, l’aimer lui pour être aimé de Dieu : « Celui qui m’aime sera aimé de mon Père » (Jn 14,21) - outre donc ces discours nullement généreux tirés des évangiles officiels (ce qui nous permet de faire l’économie des textes apocryphes qui évoquent la méchanceté de Jésus enfant), l’amour agapê ne saurait être limité aux sentiments prétendument humanitaires prêtés à Jésus par le chroniqueur littéraire de Canal[27].

        Avant d’être vidé de sa sensualité et investi par Paul de Tarse dans l’acception charitable mise en avant par Ali Baddou, le mot agapê se rencontre en effet aussi dans le sens d’amour passion, trois siècles avant les évangiles, dans la traduction grecque de la Bible hébraïque, notamment du Cantique des Cantiques, un texte qui n’a rien de fleur bleue et où les acteurs sont malades d’amour en hébreu (’ahabah), en grec (agapê) et en français. Jusqu’au chanoine Osty, qu’on vient de lire très convaincu, lui aussi, que l’amour du prochain a été inventé par Jésus, tous les traducteurs du Cantique des Cantiques rendent le verset 2,5 par « malade d’amour », cassant d’autant son coup à la chronique du Grand Journal que le même mot en hébreu et en grec sert au texte biblique pour l’amour du jeune Lys dans le poétique Cantique des Cantiques (Ct 2,4 et 2,5) et l’amour du prochain dans le plus sévère Code du Lévitique (Lv 19,18)[28].

 

HAUT DE PAGE

 



[1] Moïse Maïmonide, Le livre des commandements (Séfèr hamitsvoth), L’Âge d’homme, Lausanne, 1987, Commandement négatif n° 302, p. 374-375.

[2] Sur le lien causal entre les commandements négatifs de Lv 19,11-17 et le commandement positif de Lv 19,18, cf. Yaël Yotam, « Entre respect et amour, étude de Ex 20,12 et Lv 19,18 », conférence de l’Institut Meguila, Paris, 10 mars 2004.

[3] Cf. Paul Harlé et Didier Pralon in Marguerite Harl [dir.], La Bible d’Alexandrie, op. cit., note ad Lv 19,15-18, t. 3, p. 166-168 et 56-57.

[4] Entretien avec Alain Finkielkraut, Répliques, France culture, 13 mars 2004.

[5] Le discours populaire chrétien admet que « Jésus n’est pas le premier à avoir prescrit l’amour du prochain, Confucius l’avait fait avant » (Radio Fréquence Protestante, 13 juin 2009). S’il est vrai qu’on trouve chez Confucius (555-479) des propos sur la question, on peut les lire en miroir de l’Exode ou du Lévitique (qui, en datation basse - Ezra contre Moïse - lui sont contemporains) autant qu’en miroir du message de Jésus que les auteurs du Nouveau Testament reprendront eux-mêmes six siècles plus tard : « Ne souhaite pas la mort de ton ennemi ; tu la souhaiterais en vain ; sa vie est entre les mains du ciel » (Morale, LI) ; « On peut avoir de l’aversion pour son ennemi sans pourtant avoir le désir de se venger ; les mouvements de la nature ne sont pas toujours criminels » (Morale, LXIII).

[6] William Irigoyen, Arte info, 2 septembre 2009. A contrario, le journaliste et chroniqueur Ariel Wizman, par ailleurs lecteur précis de la Torah de Moïse, devait offrir aux téléspectateurs de France 2 une brillante démonstration du mécanisme que nous venons d’observer avec le prochain et l’ennemi à travers l’attitude que le judaïsme impose à l’égard de l’étranger (Ex 22,21 ; Cf. Judaïca, France 2, 7 juin 2009).

[7] Samuel Pruvot, Le Grand débat, Radio Notre Dame, 30 avril 2010.

[8] Note sous Mt 5,43 dans l’édition Desclée de Brouwer 1989 de La Bible Chouraqui. La note n’est pas reprise dans l’édition Jean-Caude Lattès 1992.

[9] Rémi Brague, Le grand témoin, Radio Notre Dame, 26 mai 2008.

[10] Maurice Godelier, « Le christianisme est la religion du salut adressée à l’humanité », extrait d’une contribution aux Confé­rences de carême sur le thème de Jésus (« Qui suis-je ? » « Qui dit-on que je suis ? »), Notre Dame de Paris, 2 mars 2008, La Vie, 28 février 2008, p. 18-19. Dans le militantisme catholique de L’homme nouveau, la coupure est transposée en aval entre catholicisme et protestantisme : « J’espère de tout cœur que les protestants montent au ciel, mais autant avoir l’assurance tous risques », propose Daniel Amish en désignant la religion catholique comme la véritable garantie de salut (Radio Courtoisie, Le Libre journal de Jean-Marie Le Méné, 9 décembre 2008).

[11] Jean-Luc Monneret, Les Grands thèmes du Coran…, op. cit., p. 136, n. 4.

[12] Si Hamza Boubakeur, Le Coran…, op. cit., p. 54, note à la sourate 2,142. Dans son élan, Boubakeur voit dans la décision de Mohammed de tourner le dos à Jérusalem la marque qu’entre l’islam naissant et les enseignements d’Abraham, Moïse et Jésus, « le dialogue s’est avéré inutile, et pour toujours ».

[13] Dans Le meurtre du pasteur notamment, Benny Lévy écrit « chaque un » lorsqu’il évoque la scène du don de la Torah aux six cent mille Hébreux et distingue, dans le traces d’Emmanuel Lévinas, le concept d’universel intensif de celui d’universel extensif (voir plus loin dans ce chapitre). devait

[14] Luc 9,36. Pierre revient sur cet interdit en 2 Pierre 1,18. devait

[15] Agnès Vahramian, entretien avec Xavier Emmanuelli, ancien ministre, directeur du Samu social, émission

« Tout à la foi », Le Jour du Seigneur, France 2, 13 janvier 2008. devait

[16] Père Michel Aupetit, Notre Dame de l’Arche d’Alliance, Paris XV, et Frère Olivier Quenardel, père abbé de Citeaux, Le Jour du Seigneur, France 2, 20 mars 2005.

[17] Pasteur Serge Oberkampf, Fréquence protestante, 9 février 2008.

[18] Pasteure Delphine Collaud, Temple de Peseux (Suisse), 22 mars 2004. « Femme debout » devait inspirer la journaliste Françoise Degois, grand reporter au Service politique de France inter, et Ségolène Royal, alors ancienne candidate socialiste aux élections présidentielles françaises, pour le titre d’un livre d’entretiens (cf. Femme debout, Denoël, 2009).

[19] Pasteur Arnold de Clermont, France culture, détails à communiquer.

[20] Jean-Pierre Rive, Service protestant, Fédération protestante de France, France culture,  17 août 2008.

[21] Cf. Serge Lafitte, « La dictature du phallus », Le Monde des religions, janvier-février 2005, p. 30-33, intertitre p. 30. Le dossier présente en chapeau comme « une constante universelle » ce que le journaliste pense de « la différence des sexes » qui se serait « établie au profit d’une domination du masculin que les religions ont contribuer à perpétuer ». Cette thèse, bien installée dans l’écriture médiatique et militante, est contraire au récit de la Bible hébraïque, où la femme domine l’homme en maintes situations, notamment à chaque étape importante et décisive de l’histoire d'Israël. On vient de lire combien Abraham doit se plier aux décisions de Sarah : « En tout ce que Sarah te dira, écoute-la ! », lui dit Dieu en Gn 21,12. C’est à Rebecca, qui évince Esaù, que l’on doit la référence au « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Deborah, une femme encore, est la première cheffe du peuple d’Israël lorsque, après l’exode et la conquête, après Moïse et Josué, il s’installe en Canaan et se donne sa première institution politique (les juges ou suffètes). Judith, qui tue Holopherne et sauve son peuple, est saluée par les hommes de son temps : « Bénie es-tu, fille, (…) et béni est Dieu qui t’a dirigée pour frapper la tête du chef de nos ennemis » (Jdt 13, 17-20). Il faut ainsi ignorer plusieurs figures féminines du judaïsme pour assurer, comme le propose l'homme d'Église et de médias Alain de la Morandais : « Nous avons hérité du judaïsme une certaine misogynie » (Bande annonce de l'émission Les enfants d'Abraham , Direct 8, 8 juin 2010). Quant à la thèse d’un Jésus qui « transgresse bien des interdits », elle ne tient pas un paragraphe dans l’article du Monde des religions puisque, dès la phrase suivante, « l’ouverture » qu’il aurait pratiquée « n’a pas résisté à la pesanteur des stéréotypes comme le montrent, dès les premiers siècles, les écrits de Paul prônant la soumission des femmes ». Ici aussi, une fois rappelé que Paul écrit avant les évangélistes (au seul premier siècle et non « dès les premiers siècles »), il convient d'observer qu'il émet sur la question des femmes qui doivent se taire une vision étriquée et a-judaïque, contraire notamment à l’ordre intimé par Dieu à Abraham d’écouter la sienne ; « le mari est chef de sa femme comme le Christ est chef de l’Église », cité à l’appui de la thèse d’une prétendue « dictature du phallus », est un aphorisme paulinien nullement transformable en « constante universelle ». Sous le titre « La femme dans les religions. Pourquoi fait-elle si peur ? », Le Monde des religions récidive en 2009. Dans une (re)présentation aussi convenue qu’erronée de « la misogynie dans les textes », le périodique évoque avec la même confusion convenue et erronée « les religions du livre », expression dont on a observé plus haut l’incohérence théologique, historique et linguistique (cf. Ariane Buisset, « La misogynie dans les textes », Le Monde des religions, n° 33, janvier-février 2009, p. 26-29). « Les textes s’adressent toujours directement aux hommes. Ils sont écrits par eux et pour eux. Quand la femme n’y est pas décrite ou ‘prescrite’ comme un objet, elle est le plus souvent inexistante », assure l’auteure avec une grande méconnaissance des écrits glorifiant le rôle des Sarah, Rebecca, Deborah, Esther, Noémie et autres Ruth dans le récit biblique, ne semblant garder de ses lectures qu’un mot de Ben Sira dans l’Ecclésiastique, livre n’appartenant pas au canon juif et incorporé au canon chrétien au Concile de Trente seulement : « L’origine de l’erreur est la femme et nous mourrons tous par sa faute » (Sir 25,24). On précise que ce verset n’expose pas une loi divine, mais une opinion, comme on peut en trouver jusque dans les psaumes où on lit de quelqu’un qu’il pense que « Dieu n’existe pas » (cf. Ps 14,1).

[22] Cf. « La mixité paulinienne », encadré du dossier « Les premiers chrétiens », Le Monde des religions, novembre-décembre 2007, p. 22-41 (27). « La mission paulinienne s’est singularisée par la création de communautés mixtes du point de vue social : Juifs et Grecs, hommes et femmes, esclaves et hommes libres s’y mêlent », lit-on. « L’évangé­lisation paulinienne », insiste le bimestriel lui-même très paulinien du Monde, « est la seule, à l’époque, à implanter à grande échelle des communautés où chacun et chacune (on sait ce que Paul pense des chacunes, nda) se voient reconnaître par le baptême une valeur, une dignité et des droits égaux ». L’islam moderne suit ce mouvement lorsqu’il assure, en méconnaissance du rôle de la femme et de son statut dans le Code Hammourabi et la Bible hébraïque, que Mohammed est à l’origine de la reconnaissance du statut juridique de la femme, le premier à avoir assi la libération de la femme (Youssef Seddik, « Femmes en islam. Quelle émancipation ? », Islam, France 2, 9 mars 2008. La sociologue Leïla Babès ignore elle aussi les textes mésopotamiens et le récit biblique, antérieurs respectivement de deux mille cinq cents ans et mille ans à la révélation mohammédienne, lorsqu’elle assure que « l’islam inscrit la femme dans le message de l’universel, la mettant en rapport direct avec le divin » (ibid.). On doit rappeler à cet égard combien les écrits antérieurs à Mohammed ont évoqué de personnages féminin en « rapport direct avec le divin » : ainsi des rapports entre Dieu et Sarah (qui s’impose à Abraham), entre Dieu et Rivqa (qui s’impose à Isaac), entre Dieu et Ruth, entre Dieu et Deborrah, entre Dieu et Esther pour nous limiter à quelques grandes figures féminines de la Bible hébraïque, entre Dieu et Elisabeth ou Dieu et Marie dans la Bible chrétienne. 

[23] Dans son souci de rappeler l’enracinement de Jésus dans la tradition juive, Jean-Pierre Denis en arrive à imaginer que les rois et les prophètes d’Israël (qu’il situe en Palestine) auraient pu citer ce mot de Jésus, rapporté par Mathieu dans une béatitude : « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5,9). « Depuis l’époque des Rois et des Prophètes, nombre d’habitants de la vieille Palestine ont tenté de s’approprier ces paroles que Jésus prononça sur la montagne près du lac de Génésareth », écrit le directeur de La Vie (« Israël-Palestine : les chantiers de la paix », La Vie, 19 mars 2010). L’englobement est double : David, Jérémie ou Daniel se seraient appropriés les paroles de Jésus avant que Jésus ne les prononce ; et ils l’auraient fait en Palestine, cette « vieille Palestine » qui ne remonte pourtant pas à l’époque des rois et des prophètes, aucun roi et aucun prophète, pas même Jésus, pas même Mohammed après lui, n’ayant connu et utilisé le nom romain « Palestine » (voir « Qods Kadosh Caduque »). 

[24] Philippe Labro, entretien télévisé à l’époque de la sortie de « Jésus Christ est un hippie », rediffusé dans le documentaire Ils ne respectent rien, animé par Christophe Hondelatte en hommage à Mai 68 à l’occasion de son quarantième anniversaire, France 3, 10 mars 2008. L’idée est déclinée par Philippe Labro dans un autre extrait d’époque : « Si Jésus vivait aujourd’hui (1970, nda), il y a de forte chance qu’il épouse les théories des hippies : repartager les richesses du monde ; ne pas nous flinguer et bombarder les uns, les autres ; un peu plus s’aimer », entretien diffusé dans Années 70 : La France se déshabille, France 3, 11 mai 2009. 

[25] Ali Baddou, Le Grand journal, Canal +, 13 février 2008.

[26] Respectivement : Mt 12,40 ; Lc 11,23 et Neuilly, sa mère, comédie de Gabriel

[27] Rangé dans les écrits apocryphes chrétiens, l’Histoire de l’enfance de Jésus, daté du IIIe siècle et souvent publié sous le titre erroné d’Évangile de l’enfance selon Thomas, présente un Jésus enfant terrifiant, arrogant et violent qui provoque la mort de ses congénères s’ils ont le malheur de se trouver sur son chemin : « Que ton rejeton se dessèche ! », lance-t-il à un ami de son père (Joseph) qui lui casse un jouet, « et aussitôt l’enfant se dessécha (mourut) », raconte (et précise) l’auteur de l’Histoire de l’enfance de Jésus (§ 3,3 in Écrits apocryphes chrétiens, Gallimard, La Pléiade, 1997, p. 198). « Une autre fois, Jésus marchait avec son père (sic) quand un enfant, en courant, lui heurta l’épaule. Et Jésus lui dit : “Tu ne continueras pas ton chemin”. Et aussitôt l’enfant tomba mort » (ibid., § 4,1). L’auteur dit que les parents de la victime se plaignirent et incitèrent Joseph à apprendre à son fils à bénir plutôt qu’à maudire (ibid. § 4,2). On sait que, adulte, Jésus apprit à laisser venir à lui les petits enfants, comme le retiennent les évangiles officiels, et à canaliser davantage sa violence, mais l’histoire du figuier qu’il maudit et fit assécher en une nuit au motif qu’il ne portait pas de fruit quand bien même ce n’était pas la saison qu’il en porte (cf. Mt 21,19 ; Mc 11,13-14 et 20-24) rappelle le potentiel de méchanceté gratuite du jeune homme. Sur l’histoire du figuier asséché, voir « Onan n’est pas catholique ».  

[28] Pour la distinction lente  entre l’hébreu ’ahab et le grec agapê, le Nouveau vocabulaire biblique dirigé par Jean-Pierre Prévost (Bayard 2004) nous apprend que ’ahab sert à rendre plusieurs types d’amour, de l’amour du prochain à l’amour passion, et qu’il est généralement traduit par agapê par les LXX, le grec hellénistique ne le distinguant « pas sensi­blement » de éros ou philos. « Pour traduire ’ahab, la Septante a privilégié le verbe agapaô, de plus en plus en usage dans le grec hellénistique », explique Jean-Pierre Prévost quand, au contraire, le Dictionnaire de la Bible de la collection Bouquins Laffont, ouvrage autorisé par l’Église catholique (imprimatur octobre 1989) s’applique à distinguer eros et agapê et à désigner le second comme « un substantif qui appartient en propre à la littérature chrétienne alors que la Septante n’a fait qu’en risquer l’emploi ». Consciemment ou non, l’approche christique avancée par Ali Baddou, et au demeurant dominante dans les médias (l’également très militant patron de Radio Courtoisie et du Club de l’Horloge, Henry de Lesquen, veut avec la même assurance distinguer les religions de la haine de « la religion de l’amour via agapê qui a donné charité »), s’aligne donc sur l’imprimatur catholique et renforce le mouvement en ne retenant d’agapê que l’aimable amour prétendument gratuit de Jésus, le mot allant jusqu’à donner son titre à une émission religieuse œcuménique du service public qui organisait jusqu’à récemment d’aimables débats de société dont nous avons cité plus haut la séquence consacrée au « conflit israélo-palestinien » (cf. « En 2008, où et comment la paix », Agapê, France 2, 6 janvier 2008, voir : « Qods Kadosh Caduque »).