Olivier Russbach

LECTURES

La rubrique « Lecture » n’entend pas faire la critique de livres ou d’articles in extenso. Elle souhaite mettre en lumière un aspect du texte appréhendé, une expression, un concept. Les notes ci-dessous ne sont donc pas classées sous le nom de l’auteur ou du titre des ouvrages qui les ont suscitées.

 

 

Du bon usage du « machin »

 

            La bonne fortune diplomatique et journalistique du mot « machin » – pour ONU rappelons-le – est proportionnelle à l’absence de toute recherche sur les conditions dans lesquelles ce passe-partout censé justifier l’impuissance aurait été prononcé.

            Nous ne connaissons pas trace d’une thèse universitaire qui expliquerait l’origine véritable du mot attribué au général de Gaulle, mais la bonne fortune en elle-même d’un concept au demeurant plutôt banal, presque ordinaire, méritera peut-être, un jour, un temps d’arrêt dans les écoles de diplomatie et de journalisme : pourquoi les diplomates et les journalistes sont-ils si satisfaits de rappeler, en substance si l’on peut dire, que « l’ONU n’est finalement qu’un machin », ajoutant l’illustre référence : « comme le disait de Gaulle » et parfois même une observation personnelle du type « comme le disait de Gaulle à juste titre », sans la moindre preuve qu’il l’ait dit ?

            Le « machin » de de Gaulle remplit à ce égard le même rôle que « le siècle religieux ou pas » de Malraux à la différence notable près que la propositon de Malraux est aujourd’hui presque toujours assortie d’un doute sur son caractère réel ou apocryphe (ce qui, a contrario, indique le chemin qui reste à parcourir pour que le même recul soit appliqué au « machin »).

            On peut ainsi proposer que l’usage satisfait de l’expression, plus de cinquante ans après son éventuelle invention, est plus révélatrice d’une convenance de celui qui l’utilise depuis si longtemps que de l’intention de celui qui l’a utilisé un instant, s’il l’a utilisée : il convient en effet à l’utilisateur de la référence de voir l’ONU comme un machin. Cela l’arrange, cela ravit tout le monde, met tout le monde d’accord. Cela rassure aussi : si la machine ne fonctionne pas, c’est bien qu’elle n’est qu’un machin. Et nul besoin alors de s’interroger sur le dysfonctionnement.

            Si le général de Gaulle avait indiqué dans une phrase reprise par lui, ses biographes ou les historiens, que l’ONU n’était, par exemple, qu’un machin destiné à paralyser la politique internationale, proposition parfaitement plausible, il y en aurait alors trace ailleurs que dans les inconscients de ceux qui la répètent. On ne trouve personne, dans les milieux professionnels de sciences politiques ou relations internationales qui utilise le mot pour argumenter positivement sur l’ONU et démontrer, en défense, qu’elle n’est pas un machin, comme on s’appliquerait à démontrer dans les mêmes enceintes que l’Union européenne n’est pas un monstre administrartif, que sa Commission n’est pas constituées de fonctionnaires. Le mot attribué au général n’est perçu que comme un bon mot, une boutade, une raillerie. Mais une raillerie dont l’origine n’est pas établie devient la raillerie de celui qui s’en sert.

            L’usage du mot « Machin » dans l’acception prétendûment gaullienne est aujourd’hui une raillerie.  

            S’il existe sans doute diverses versions de l’origine de l’expression attribuée au général de Gaulle, l’une paraît très vraisemblable. Lors d’une conférence de presse, un journaliste anglais aurait posé une question au général de Gaulle dans un français hésitant et composé de quelques incises dans sa langue dont « you know... » qui est en effet une ponctuation orale plausible entre deux mots ou deux idées comme en français « euh... » ou « j’entends... » ou encore « je veux dire... », devenu « on va dire ».

            Or, « you know » coïncide phonétiquement avec UNO pour United Nations Organization. La question ayant à voir avec l’Algérie et le journasliste étant anglais, le général la perçut comme telle (comme il aurait pu entende younesco ou younra...) et s’interrogea à haute voix ou : « Youno (UNO), qu’est-ce que c’est que ce machin ?...»

            Cette version fut proposée par l’ambassadeur Jacques Leprette, ancien représentant de la France au Conseil de sécurité de l’ONU[1] dans un Colloque au Centre Georges Pompidou.

            En 1963, dans un entretien avec Alain Peyrefitte, le général de Gaulle qualifiait l’ONU de faux semblant, ce qui est bien différent de « machin » et il expliquait : « Notre politique est fondée sur la vérité et non sur les faux-semblants. Les faux semblants ont nom “ONU”, “OTAN”, “intégration”, “Force multilatérale”. Ce sont des moyens de tromper sur la marchandise. Ce n’est pas là notre politique »[2].

            M. Peyrefitte reprend pourtant à son compte l’idée d’un « “machin” que (de Gaulle) n’a cessé de brocarder ». Or, de Gaulle ne brocarde pas et ne qualifie par de machin une institution qui trompe sur la marchandise. L’accusation est trop grave pour un machin. L’ONU a une influence négative à ses yeux et il le fait savoir. Le chef de l’État français procède ainsi comme tout homme politique qui, tantôt se sert de l’ONU pour reprocher son inaction, tantôt en fustige l’action ou les propositions. Quatre ans plus tard, il devait en effet en appeler à la cohérence de l’ONU qui, à nouveau, si cohérence il doit ou peut y avoir, ne saurait être réduite à un machin : au détour de la célèbre invective gaullienne du 27 novembre 1967 sur le «  peuple d’élite sûr de lui-même et dominateur » qu’était Israël à ses yeux, on trouve en effet une réflexion très positive à l’ONU : Israël allait devoir « évacuer » les territoires qu’il venait d’« occuper », annonçait le général cinq mois après la Guerre des Six Jours, « à moins que les Nations unies déchirent elles-mêmes leur propre Charte », – ce qui indique qu’il y avait bien une organisation, avec un nom, une Charte et une capacité de la déchirer[3].  



[1] Droit international 90, Ateliers de politique étrangère, 2 février 1995, Situation n° 26, automne 1995, p. 14.

[2]Cf. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, De Fallois et Fayard, 1997, t. 2, p. 422.

[3] Conférence de presse du 27 novembre 1967.

 

Demain, le droit international

 

        L'écriture médiatique et militante cède souvent à un sentiment d'amour/haine présentant le droit comme un refuge en même temps qu'elle présente l'autorité chargée de le mettre en œuvre comme systémiquement inapte à une bonne justice, sinon à une simple appréhension d’une question juridique. Le processus est destructeur et paralysant. On en lit quelques avatars dans le dernier livre de Raoul Vaneigem - Ni pardon, ni talion (La Découverte, 2009) - où l’auteur explique d’emblée qu’il a « voulu décaper l’immeuble branlant de la justice » pour se rendre compte, dans un même mouvement, « qu’il était préférable de le jeter à bas et de construire (…) sur des assises qui seraient celles du sens humain, enfin privilégié ».

        Manifestement séduit par le concept de « compétence universelle », un des fondements du vieux droit international humanitaire ravivé avec les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles de 1977, l’auteur du célèbre Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (Gallimard, 1967) tombe dans le piège du Nouveau Droit.

        Il est vrai qu’entre-temps, juristes, ONG et journalistes avaient découvert le principe de la compétence universelle. Dans les années 1990, déclarées « décennie des Nations unies pour le droit international », l’emballement qui devait aboutir - en 1999 - aux bombardements euphoriques de l’OTAN sur la Serbie notamment s’aiguisa d’abord sur la poursuite des criminels de guerre en ex-Yougoslavie, puis au Rwanda, via un détour par Londres où l’ex-général chilien Pinochet était arrêté sur le mandat du juge madrilène Baltasar Garzon ; au point - pour plusieurs d’entre ceux qui découvraient alors le droit international et s’en faisaient les soudain défenseurs - de penser qu’une loi belge avait été faite sur mesure pour un juge espagnol.

        Et une loi belge, en effet, avait acté dans le droit national du royaume l’obligation que Bruxelles avait  contractée en signant les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles de 1977. Opération de mise en conformité que Le Monde traduit mal en écrivant que « la Belgique s'est octroyée en 1993 une compétence universelle pour traiter les crimes les plus graves », et que, à son tour, en se déclarant compétente pour juger les crimes commis contre les Indiens au Guatemala, « L’Espagne, s’autorise à juger tous les crimes contre l’humanité »[1].

La prise de droit

 

        Le Figaro utilise le même vocabulaire de prise de droit : « En 1998, écrit-il, le magistrat Baltasar Garzon avait placé l'Espagne à la pointe de la justice universelle. Il avait été le premier juge à lancer un mandat d'arrêt contre le général Pinochet, en l'accusant de crimes de génocide, de terrorisme et de tortures. Depuis cet acte précurseur, la justice ibérique s'est formellement octroyé un droit universel de poursuites pour les crimes contre l'humanité, génocides ou tortures à grande échelle commis à l'étranger, même lorsqu'aucun espagnol ne figure parmi les victimes »[2].

        Popularisé par le mouvement dit « de l’ingérence » - qui a inventé, à la fin des années 1980 en France, le prétendu « droit d’ingérence », puis accentué le discrédit du droit existant en imposant aux médias des concepts aussi impériaux que « nouveau droit international », « nouvelle justice internationale » -, le droit international humanitaire a assurément fait des progrès considérables par la pratique qu’il a soudain suscitée. Mais les scories militantes demeurent, et elles sont accrochées au sentiment qu’exprime parfaitement Vaneigem en opposant décapage à destruction.

        Faute de connaissance des moyens existants de faire respecter la règle de droit, le militant s’applique à dénoncer la machine qui devrait le faire respecter. Plus médiatique, plus moderne, plus séduisante, le cas échéant plus « révolutionnaire » (« La compétence universelle est révolutionnaire », assure l’association Survie dans son Billet de mars 2002), la dénonciation de la machine est également plus facile, plus accessible. L’application du droit existant est banale, la dénonciation de ses lacunes et la revendication de nouveau droit plus enivrantes.

        Au point parfois de renverser la proposition : l’application du droit est révolutionnaire et, à cet égard, le juge espagnol Garzon a littéralement enivré l’Europe. « Il y a quelques décennies, la proposition de juger les Pinochet, les Milosevic, les Charles Taylor eût paru puérile, stupide et irréaliste », retient Raoul Vaneigem de cette ivresse, sans mesurer combien l’acte de poursuivre les criminels de guerre est au contraire inscrit dans le droit depuis en tout cas les mêmes « quelques décennies » et, dès lors, sa mise en œuvre exempte de puérilité, de stupidité ou d’irréalisme.

Brave new law 

 

        Garzon a fait son travail. L’enthousiasme suscité par sa rigoureuse application de la norme en ferait « un juge hors normes », si l’on en croit le politologue catalan Josep Ramoneda dans El Païs[3]. Il est probable que la traduction française, proposée ici par Courrier international, force la plume de Ramoneda et que le texte d’origine ne porte pas le même jeu de mots, fuera de norma (ou : de normas) ne s’entendant en espagnol que comme hors la loi, le cas échéant hors-jeu, le juriste German Teruel Lozano préférant d’ailleurs l’image footballistique à l’image juridique et présentant Garzón, comme « el Juez que jugaba al fuera de juego »[4].

        A l’école médiatique du droit d’ingérence, Vaneigem et ses jeunes disciples auront peut-être été marqués par le leitmotiv des nouveaux humanitaires, souvent rappelé dans les pages de ce site : « Un jour béni, on dira aux États : ‘‘Vous n’avez plus le droit de massacrer votre propre peuple (...). Ce que nous souhaitons, avec le droit d’ingérence, c’est de passer à l’action avant, d’agir à titre préventif’’ ». C'est ce que retenait en 1993 un journaliste canadien du message de Bernard Kouchner et de ce qu’il était alors convenu d'appeler « la loi du tapage »[5].

 

        Le décryptage de cette affirmation, calquée sur le texte du Sermon sur la montagne prêté à Jésus, est limpide : « Un jour béni » = plus tard, pas maintenant ; « Vous n’avez plus le droit » = pour le moment, vous l’avez ; « votre propre peuple » = va pour le peuple des autres.

        D’ailleurs, le piège du Nouveau Droit se referme très vite sur l’enthousiasme de Vaneigem. L’enivrement devient gueule de bois quand le juge qui a osé à Londres ose ailleurs. Quand Garzon ose le coup de Londres, et entend ensuite faire respecter le droit sur d’autres terrains : « Célèbre pour avoir inculpé Pinochet, le juge Garzon, devenu persécuteur obsessionnel des militants de l’ETA et des islamistes présumés, illustre le danger de l’exorcisme sécuritaire, substitué à l’éveil d’une conscience humaine », regrette Vaneigem en présentant l’opiniâtreté de Garzon contre Pinochet comme ayant « son revers ».

        C’est que, d’emblée, le militant qu’est ici Raoul Vaneigem applique à la rigueur de la loi (présumée non discriminatoire) le sentiment de l’humain, comme s’ils étaient foncièrement incompatibles, évidemment incompatibles : « Le formalisme juridique est peu compatible avec la défense des droits de l’être humain », ajoute-t-il aux poncifs de Ni pardon, ni talion. Le juge est humain et moderne lorsqu'il poursuit Pinochet ; formaliste, persécuteur, obsessionnel, sécuritaire et insensible aux droits humains lorsqu'ils poursuit des militants de l'ETA et des islamistes présumés, raconte Vaneigem. (On présume qu’il redeviendra humain et sympathique lorsqu’il exhumera les crimes commis dans son pays par le régime franquiste, ce qui lui vaudra une retraite qu’on peut souhaiter provisoire.)     

        L’enfant rêveur qui sommeille, hélas à contretemps, dans l’esprit encore militant de Vaneigem prive son lecteur de la stricte réalité du droit, et la vision qui se dégage de ses propos est aussi messianique que la figure qu’il voit dans le Garzon de Londres.

        « La justice n’est pas de ce monde », aime à dire le militant. Il faut violer la loi, ou le discours sur la loi, imposer la « loi du tapage », chère au processus du « droit d’ingérence », pour retrouver ce que Vaneigem présente comme « le sens humain enfin privilégié ».

 

Le saccage de la loi

 

        Derrière l’apparence du progrès, c’était bien sûr une grande régression de la loi que de soutenir ou laisser accroire, en 1993, que les dirigeants des États auraient le droit de massacrer leurs peuples. Nous avons identifié ce discours comme inspiré du Sermon sur la montagne, pièce maîtresse de la pensée attribuée à Jésus dans l’Évangile de Matthieu, maîtresse au point que le pape Benoît XVI, dans son Jésus de Nazareth (Flammarion, 2007),  qualifie le fameux Sermon sur la montagne de « Torah de Jésus » ou « Torah du messie », - par opposition, il s’entend, à la Torah de Moïse.

        Transformé en « sermon des Béatitudes » par Régis Debray qui, dans Un candide en Terre sainte, en fait, lui aussi, le noyau dur du christianisme, le Sermon sur la montagne sert de leitmotiv au discours humanitaire lambda qui cache, au mieux, sa méconnaissance de la loi, au pire, sa mise à l’écart volontaire de la loi, derrière l’invocation d’un nouveau droit à venir.

        Les prémices du Nouveau Testament sont dans la rhétorique rythmée de ce texte où Jésus est censé avoir opposé à la loi de Moïse ce qu’on dira être la sienne.

        Or, à l’instar de ce que nous venons d’observer pour les crimes de guerre, la première partie de la proposition est fausse. Selon ce que Matthieu retient du Sermon sur la montagne, Jésus aurait en effet notamment déclaré : « On vous a dit : “Tu aimeras ton proche et tu haïras ton ennemi”, et moi je vous dis : “Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent” » (Mt 5,43-44).

        Pris dans sa dimension juridique - et Dieu sait combien Jésus fait jurisprudence dans l’Occident contemporain -, ce texte relève du faux témoignage : « Tu haïras ton ennemi » n’est en effet pas dans le texte hébreu censé inspirer le premier corps de la phrase qui commande d’aimer son prochain comme soi-même (Lv 19,18).

        Ce prétendu commandement de haine est fabriqué par l’auteur du selon Matthieu. Il est contraire à la prescription hébraïque de porter assistance à « celui qui te hait » (Ex 23,4-5), de respecter son ennemi jusque dans sa chute (Prov 24,17-18), et à l’« interdiction d’éprouver de la haine pour son prochain », telle que Maïmonide la recense dans divers commandements négatifs[6].

 

L’altération du droit pour la cause

 

        De fait, le judaïsme ne demande pas « l’amour du prochain » ou « l’amour de l’ennemi », mais il commande une relation juridique entre les hommes qui doit les conduire à ce que le droit connaît aujourd’hui comme « une attitude de bon père de famille ».

        Le droit ne commande pas d’aimer, il commande de respecter le droit de l’autre.       

        L’aimable Sermon sur la montagne – en réalité méchant discours pervertissant la loi sous couvert de charité (et le droit international médiatique empruntera encore au christianisme l’adjectif « nouveau » : le nouveau droit international, dit-on, comme on dit nouveau testament) – s’écarte de la rigueur de la loi ; et une rigueur d’abord grammaticale, comme nous le proposent les meilleurs exégètes de la fameuse prescription du Lévitique falsifiée par Matthieu (voir « Et moi je vous dis » dans Études en cours).


 

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[1] Cécile Chambraud, « L’Espagne s’autorise à juger tous les crimes contre l’humanité », Le Monde, 7 octobre 2005, p. 2. 

[2] Diane Cambon, « La polémique sur l'héritage de Franco relancée à Madrid », Le Figaro, 15 octobre 2007.  

[3] http://www.courrierinternational.com/article/2001/03/08/baltasar-garzon-le-juge-qui-en-dit-trop

[4] http://inpurisnaturalibus.wordpress.com/2010/03/17/garzon-el-juez-que-jugaba-al-fuera-de-juego/ 

[5] Cité par Jacques Languirand, Guide Ressources, Vol. 09, N° 3, novembre 1993, chronique intitulée « La loi du tapage », www.radio-canada.ca

[6] Moïse Maïmonide, Le livre des commandements (Séfèr hamitsvoth), L’Âge d’homme, Lausanne, 1987, Commandement négatif n° 302, p. 374-375. Pour un développement, voir « Et moi je vous dis ».